Y a-t-il une vie après la guillotine?
Ou comment Alexandre Dumas et des notables de Fontenay débattirent la possibilité pour une tête tranchée de rester consciente quelques minutes après le coup fatal, autour d'un bon repas.
Alexandre Dumas a écrit plusieurs nouvelles ou romans sur le thème des morts vivants, dont Georges, l’Histoire d’un mort racontée par lui-même, La femme au collier de velours et, surtout, Les Mille et un fantômes. Au début des Mille et uns fantômes, nous sommes en septembre 1831 à Fontenay-aux-Roses. Dumas revient d’une partie de chasse quand il croise un homme qui semble jaillir de l’enfer. Livide, hérissé, exorbité, le malheureux court comme s’il était poursuivi par le diable en personne. Emporté par l’effroi, il se rue chez le maire, il réclame des gendarmes, des juges, des bourreaux, des supplices. Il vient de décapiter sa femme avec une longue épée à deux mains volée dans un musée parisien pendant la révolution de juillet 1830. Ce n’est pas son crime qui le plonge dans une panique à rendre fou, mais ce qui s’est passé quelques minutes après : la tête coupée l’a traité de misérable et lui a mordu au sang le pouce droit.
L’assassin est livré à la justice. Puis les notables de Fontenay, renforcés par Alexandre Dumas qui a faim, se réunissent dans la maison du maire. Ils y dînent somptueusement et discutent de la possibilité pour une tête tranchée de rester consciente quelques minutes après le coup fatal. Chacun donne son avis : le docteur, le commissaire de police, le maire (qui est fils de médecin), un abbé, un érudit local, un occultiste qui se prend pour Cagliostro et une belle polonaise évadée des Carpathes. Les opinions divergent, mais l’idée finit par s’imposer qu’il existe une vie après la guillotine. Un thème marginal pour digestions bourgeoises ? Mais pas du tout. Depuis qu’en 1793-1794 seize mille femmes et hommes ont craché leur tête dans le panier, tout le monde donne son avis sur Louison, le Rasoir national, le Moulin à Silence, la cravate à Capet, l’abbaye de Monte-à-Regret, la Veuve, le Massicot, la bascule à Charlot, etc. Peu d’objets ont été chargés d’autant de noms, comme si le mot guillotine ne suffisait pas à exprimer toutes les passions et tous les fantasmes enflammés par la nouvelle divinité. Chez les médecins, les scientifiques, les gens cultivés, la querelle des têtes tranchées est devenue dès 1795 l’une des grandes polémiques françaises. Car c’est la légitimité de la guillotine qui est en jeu.
Ses amis soulignent qu’elle arrache la vie dans un éclair indolore. « La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l’homme n’est plus » (Dr. Guillotin, rapport du 1er décembre 1789). Ses ennemis répandent d’inquiétants témoignages recueillis au pied de l’échafaud. Non seulement le supplicié ressent toute la souffrance de la terrible section, mais il a le temps de vivre la plus épouvantable des tortures morales. Certains pensent que c’est difficile à prouver mais qu’il existe au moins un doute grave. Et ce doute suffit à mettre l’infernale machine au ban de l’humanité. Le débat des années 1790 reprend très fort dans les années 1830, où Dumas situe Les Mille et un fantômes. Comme Victor Hugo, il déteste la guillotine et mène campagne pour son abolition, à sa manière, celle des contes fantastiques. Mais il s’appuie sur des autorités médicales. Tel le chirurgien Jean-Joseph Sue, le père d’Eugène Sue, l’un des meilleurs amis de Dumas. Le Dr. Sue veut démontrer la survivance des sensations, afin de prouver que la guillotine est un supplice atroce et qu’à moins de barbarie il faut la supprimer. Cette question occupe Dumas toute sa vie. Le dernier livre où il l’aborde, Le Docteur mystérieux, est publié à titre posthume en 1872.
Antoine Wiertz, Une tête coupée
Antoine Wiertz, Dernières pensées et visions d’une tête coupée, 1853
Références bibliographiques :
- Anne Carol, Physiologie de la Veuve. Une histoire médicale de la guillotine, Champ Vallon, 2012.
- Grégoire Chamayou, « La querelle des têtes tranchées : les médecins, la guillotine et l’anatomie de la conscience au lendemain de la terreur », Revue d’histoire des sciences, 2002, vol.2, tome 61, p.333-365.